Dynamique territoriale

La loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine du 21 février 2014 définit les quartiers prioritaires de la politique de la ville. C’est le Commissariat à l’égalité des territoires qui dresse la liste et les contours des quartiers dits « prioritaires ». Concernant la métropole, la Martinique et la réunion ces quartiers répondent à un critère unique, celui du revenu par habitant. 

 

 

Ces éléments sont des extraits du texte de Denis Merklin, intitulé « Quartiers, banlieues, cités », in Manuel indocile des sciences sociales, Paris, La Découverte – Fondation Copernic, 2019, pp. 913-926. Il nous a autorisé à en publier des passages et nous l’en remercions.

(…) Penser les classes populaires à travers le quartier, ce n’est pas sans conséquence. Cela suppose d’abandonner, ou tout au moins de laisser un instant de côté, le monde du travail et les rapports sociaux qui leur sont associés pour concentrer le regard sur la maison, la famille, la vie quotidienne, le territoire. Penser un groupe social à partir de son lieu d’habitation c’est le penser à partir de son inscription territoriale plutôt qu’à partir des rapports de classe qui lui seraient constitutifs.
Les rapports de classe ne disparaissent pas parce que nous arrêtons de les penser, même quand ceux qui cessent d’y faire référence sont les membres du groupe concerné. Or, les « quartiers » sont le résultat d’un glissement allant du « travailleur » à l’« habitant ». Leurs habitants sont dans leur immense majorité des ouvriers ou des employés peu qualifiés, pour beaucoup gagnant leur vie grâce à un travail d’exécution réalisé avec leurs mains. Ils se trouvent parmi les catégories sociales les plus basses du salariat, souffrent de la précarité et du chômage dans des proportions bien plus élevées aux moyennes nationales –, c’est d’ailleurs leur position dans les échelles des inégalités sociales qui les rend bénéficiaires d’un logement social. Ils sont au cœur de la question sociale telle qu’elle s’est reconfigurée depuis le choc pétrolier des années 1970 et des politiques d’inspiration néolibérale qui ont été mises en œuvre depuis les années 1980 (…)

(…) Cependant, la naturalisation du logement social nous fait perdre de vue un aspect tout à fait fondamental pour comprendre à la fois la vie de ces familles et leurs formes de mobilisation collective. Une interrogation à ras du sol peut nous aider à mieux comprendre le passage du travailleur à l’habitant : comment les individus et les familles trouvent-ils réponse aux principaux problèmes de la vie quotidienne, et comment se projettent-ils vers l’avenir ? Penser les classes populaires oblige toujours à considérer comment l’on y répond à l’urgence. C’est peut-être ce qui les caractérise et les distingue le plus durement des autres catégories sociales, et l’une des sources de leur identité (…)

(…) Initiée en réponse aux révoltes des quartiers, la politique de la ville et la décentralisation seront prolongées par tous les gouvernements, car cette territorialisation de l’action sociale s’articule bien à la fois avec les conceptions de type néolibéral de l’État et avec les idéologies « participatives » qui tentent de rapprocher les institutions des usagers. L’ambivalence entre protection sociale et source de tous les problèmes s’est vue en conséquence accentuée à tel point que, lors des émeutes de 2005, nombreux sont ceux qui reprocheront à la politique de la ville d’être à l’origine du désarroi, une politique sociale pourtant créée pour répondre à ces mêmes révoltes vingt ans plus tôt. (…)

 

Mais qu’est-ce qu’un quartier ?

          Les « quartiers » dont nous parlons, les « cités HLM » ou les « banlieues » doivent être compris dans un raisonnement plus général sur ce qu’est aujourd’hui un quartier populaire. Et le premier pas est de les distinguer des anciens quartiers de travailleurs ou de la classe ouvrière. Ceux-ci se caractérisent par le fait d’être le lieu de la reproduction des travailleurs, le lieu où se trouve leur famille, l’espace de la première socialisation, d’articulation privilégiée de la solidarité de classe. C’est la relation de travail, l’atelier, l’usine, qui donne à la fois l’identité et l’unité à cet espace social.


        Aujourd’hui, bien que les habitants des quartiers populaires gagnent massivement leur vie par le travail, nous ne pensons pas ces espaces comme des quartiers de travailleurs. Ce sont évidemment des travailleurs et ils le ressentent ainsi. Mais, lorsqu’ils se mobilisent collectivement, ils sont loin de l’espace du travail et de la revendication syndicale. En réalité, ces formes de mobilisation se font au nom d’une citoyenneté revendiquée à la fois comme mode d’intégration, ce qui donne légitimité à l’action, et comme étalon de l’égalité, ce qui permet de dénoncer les injustices et les discriminations.


        Mais cette affirmation de l’universalité à travers la conscience du citoyen porteur de droits entre en tension avec l’affirmation d’un « nous », d’une identité collective et d’un territoire qui sert de principal point d’appui pour l’action. Il ne s’agit pas d’aller manifester dans les boulevards du centre-ville pour se faire entendre. Il s’agit d’allumer des feux afin d’attirer l’attention vers la périphérie et de retourner les regards sur son propre espace de vie. Encore une forme de lutte pour l’intégration sociale et politique qui vient dire : « Nous aussi, nous prenons part à la vie de la République et de la démocratie », et : « Regardez comment notre gouvernement, notre démocratie, notre République, nos institutions laissent dans l’oubli une partie de ses citoyens ». C’est ce qui permet au territoire du quartier de devenir le point d’appui pour dénoncer le racisme ordinaire et les institutions qui font défaut. Et c’est aussi parce qu’ils s’adressent à l’espace public et qu’ils sont, en tant que mouvement, à l’extérieur du monde du travail, que les « quartiers » ne peuvent que rarement instaurer des actions représentant des rapports de force. Ils sont presque contraints à l’action expressive visant l’espace public pour espérer une réponse institutionnelle à leurs demandes.


        En même temps, ce territoire propre qu’est le quartier est le lieu de structuration de solidarités et de formes de coopération au centre desquelles se trouvent la famille et le voisinage. Plus l’État social dysfonctionne et le travail devient source de soumission et de précarisation (et moins il est source d’intégration et de protection sociale), et plus les solidarités entre pairs prennent de la valeur. Le quartier devient de plus en plus l’espace de l’inscription territoriale des classes populaires dont l’intégration sociale par le travail est menacée. Une inscription territoriale qui socialise : c’est ici qu’on apprend à donner un nom à l’expérience quotidienne. Des formes de coopération qui se développent en même temps que l’individualisme et qui ne rentrent que partiellement en contradiction avec celui-ci.
       

        Enfin, le quartier est l’espace d’une conflictualité structurée par la présence massive de l’État et des institutions publiques dont dépendent les individus et les familles afin d’assurer leur survie et leur projection vers l’avenir. La solidarité et l’action collective prennent une importance majeure dans l’activation d’un État social dont l’action est territorialisée et localisée et dans la lutte contre toutes les formes d’injustice qui trouvent leur origine dans le dysfonctionnement de ce même État censé les protéger.

        Ainsi s’est articulée une nouvelle « politicité » au sein des classes populaires. C’est-à-dire une identité politique qui se distingue à la fois de celle des classes moyennes et de celle des autres fractions des classes populaires. Elle est le produit de formes d’action inédites si on les compare à celles qui ont fait la classe ouvrière tout au long du XXe siècle. L’émeute, le monde associatif et les expressions culturelles des « quartiers » gardent peu de liens avec les syndicats et les partis même après quatre décennies de mobilisation continue. Des formes d’action qui s’articulent, on l’a dit, avec une réorientation de l’action de l’État vers la ville et le territoire, un citoyen pensé comme habitant plutôt que comme travailleur ou salarié. Ces modalités de mobilisation répondent à une conflictualité qui excède à la fois le monde du travail et le seul espace des identités communautaires. Le quartier se constitue ainsi comme lieu de la révolte, de la participation à la mise en place des politiques sociales et de socialisation politique.(…)

Focus

L’un des enjeux de la médiation culturelle est la valorisation de son propre territoire et la capacité à en appréhender les ressources culturelles. Elle préconise aussi la libre circulation des personnes, des savoirs, des cultures matérielles et des cultures immatérielles, des coutumes et des pratiques spontanées, en évitant toute vision pyramidale de la culture. Il s’agit aussi de confronter des territoires culturels, de favoriser la libre circulation entre un territoire et un autre, fussent-ils symboliques ou concrets, d’investir ou de susciter des propositions artistiques dans les quartiers prioritaires, de défendre l’idée d’une identité plurielle. C’est ainsi que la médiation culturelle lorsqu’elle s’exerce dans le champ social se fait l’écho des orientations de la politique de la ville qui, en défendant l’égalité des territoires, soutient aussi l’articulation entre politique sociale et politique culturelle.