Le projet culturel dans un cadre social : limites et spécificité

Madeleine Séité Alazard

 

 

Le projet culturel dans un cadre social : limites et spécificité

Pourquoi questionner la notion de projet culturel dans un cadre social ?

Le médiateur culturel qui crée un projet dans un cadre social ne peut pas se permettre d’ignorer la situation de précarité qui fait des personnes en face de lui des publics du champ social. A vouloir à tout prix mettre de côté cette dimension de la vie des personnes présentes on court en effet le risque de tomber dans une forme d’indécence. Si d’aventure nous parvenions, en tant que médiateur culturel, à mettre de côté le fait que les publics avec lesquels nous travaillons ne mangent pas tous les jours à leur faim, dorment à la rue ou sont victimes de violence, il est quasiment certain que les publics eux n’ont pas ce privilège. Il est donc nécessaire de prendre en compte leur situation dans le travail de médiation culturelle. Pour autant il existe un enjeu éthique essentiel dans le fait de ne pas réduire les publics à cette part de leur identité. Ainsi toute réflexion sur les enjeux des projets culturels dans le cadre social doit demeurer inquiète de cette question, et doit conserver à l’horizon de ses cheminements les publics, et la place qui est faite à leur précarité.

C’est notamment vrai des réflexions critiques portant sur les termes « gestion de projets culturels », qui doivent pouvoir être rattachées à la question des publics, de leurs pratiques et de leurs envies, et ainsi ne pas s’isoler dans une réflexion qui pourrait être intellectuellement stimulante, mais professionnellement hors-sol.

 

Où la culture du projet se doit d’évoluer différemment dans le social…

La porosité de la gestion de projet culturel avec le monde de l’entreprise repose sur une réalité historique. La gestion de projet culturel est une branche de la gestion de projet, cette notion de « projet » étant elle-même issue de la méthode de gestion par résultat née aux Etats Unis1. Le projet fait même aujourd’hui l’objet d’une certification normative, par deux organismes : ainsi la norme ISO 100006 :2017 définit-elle le projet comme « un ensemble d’activités coordonnées et maîtrisées comportant des dates de début et de fin, conforme à des exigences spécifiques, incluant les contraintes de délais, de coûts et de ressources »2. Cette filiation avec les méthodes de gestion par résultat ne peut manquer d’interroger dans le cas du projet culturel, et particulièrement dans le champ social. Assurément la culture, les œuvres d’art, ne peuvent pas prendre sur elles la responsabilité de donner un toit, un emploi, un titre de séjour, aux publics du champ social. Le projet culturel dans le champ social semblerait ainsi mettre en échec, par sa nature même, les poncifs de la gestion de projet.

Ce n’est pourtant pas le cas, et au contraire le monde de la culture répond à la gestion de projets en montant des projets culturels, mais également en critiquant les éléments de cette doctrine qui mettent le plus en danger les spécificités de son action. Il semble donc essentiel d’être à l’écoute de ces critiques, d’en voir la pertinence et la portée subversive, mais également d’évaluer l’intérêt concret que peuvent revêtir ces critiques dans les pratiques professionnelles. Le terme « projet » en lui-même est un exemple de cette dynamique de critique/appropriation : le rejeter violemment parce qu’il est marqué du sceau de la politique des résultats, et donc lié à la question de la rationalisation budgétaire, c’est par exemple passer à côté de ce que peut nous enseigner son étymologie. En effet, le terme « projet » est issu du latin « projectum », [1]forme au supin du verbe « projicere » qui signifie « jeter en avant, propulser ». Cette sortie de soi, cette projection de soi dans la matière du monde est donc un élément possible du projet, et il convient de donner sa part à cette dimension du terme « projet », car elle peut être vecteurs d’éléments stimulants.

Des projets poétiques ou moins rationnels ?

 

De la même manière, on trouve dans le très riche cahier de ressources de la Scoop le Pavé déjà cité la phrase suivante, sur laquelle il convient de s’attarder : « Dans toute réunion vous avez toujours un monsieur concret. Celui-ci est votre ennemi »3. Cette critique de la posture du « Monsieur concret » est a priori tout à fait bienvenue et compréhensible. Elle s’inscrit dans le cadre de la réflexion de ces éducateurs populaires, selon qui le « projet » a pour effet de tuer le désir d’action, et la politique. Le Monsieur concret c’est celui qui fait redescendre les rêveurs sur terre, à coups de chiffres, et sans doute à l’aide d’outils de management issus de la gestion de projets.

Pour autant, il semble qu’il faut justement refuser de définir le concret seulement à cette dimension ! Si l’on commence à penser le « concret », la « réalité », pas seulement comme le lieu où l’on remplit des fiches pour des financeurs, on dégage un espace pour se réapproprier les questions concrètes, les re-politisier, et les réinvestir avec l’énergie du rêve, rêve qu’on laisse normalement en dehors de la réalité. Cette pensée est notamment développée par Mona Chollet, dans son livre La tyrannie de la réalité4. Elle y refuse que la réalité soit simplement un épouvantail brandi par les partisans de l’immobilité sociale, pour ramener sur terre les rêveurs qui fomentent des utopies. Cette logique en effet on la connaît : elle est présente dès que l’on répond à quelqu’un qui expose un désir un peu novateur une phrase comme « Mais la réalité ce n’est pas ça ! ». Elle aboutit à laisser « la réalité » à un groupe de personnes qui la dépoétise, qui y voit et qui en fait une matière inerte, par la force de l’action performative du langage. A rebours de cette vision mortifère et tronquée de la réalité, cela semble être un enjeu essentiel du projet culturel, particulièrement dans un cadre social, d’investir le réel, d’en voir la portée poétique, subversive, surprenante. Il ne faut pas laisser aux seuls financeurs le privilège de parler de la réalité, ni laisser croire que la seule réalité est bien celle qu’ils décrivent.

 

Les personnes au centre

 

Le mouvement ainsi engagé vers le réel est également un mouvement qui peut remettre les publics au centre, leurs pratiques quotidiennes, réelles. Un projet culturel ancré dans la réalité ne serait alors pas seulement un projet qui répond à la norme NF EN ISO 1006 :2017, ou Afnor X50-115 (et même peut-être pas du tout), mais un projet qui investisse la vie concrète des personnes concernées par les politiques sociales, qui en perçoive la dimension surréaliste, et qui sache mettre cette vie à l’honneur. Finalement, ce n’est sans doute pas autre chose qui se passe lorsque dans une fabrique culturelle les médiateurs font des gâteaux avec les personnes passant dans le local. Il n’y a peut-être pas de hiatus, de distinction irréconciliable entre certains actes de la vie quotidienne qui mettent en branle les relations humaines, et la contemplation d’un tableau, la lecture collective ou solitaire d’un poème de Prévert ou de Francisco de Quevedo.

Un tel rapport au projet et à la réalité fait écho aux thèses développées par Walter Benjamin dans son essai L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique5. Quand ce penseur évoque le « hic et nunc » comme condition de l’aura d’une œuvre d’art, il invite précisément à investir une forme de réalité, matérialisée dans le temps et dans l’espace. L’ici et maintenant, le concret, apparaît dès lors comme une condition de l’art, ce qui ne peut constituer qu’une raison supplémentaire d’oser parler de « réalité » dans le cadre de la méthode de projet, à condition de le faire toujours avec suffisamment de recul critique pour être sûr de ne pas dévoyer ce terme. Le « hic et nunc » en effet revêt également chez Benjamin une dimension immatérielle. A cette condition peut-être le projet culturel peut-il prétendre avoir l’effet qu’ont eu le texte de Freud Psychopathologie de la vie quotidienne et le cinéma selon Walter Benjamin : peut-être le projet culturel peut-il « élargi[r] le monde des objets auxquels nous prenons garde »6. Il semble que, particulièrement dans le champ du travail social, où plane toujours le risque de réduire les publics à la seule part d’eux à cause de laquelle ils sont accompagnés par des travailleurs sociaux, il est essentiel d’avoir à cœur cet élargissement du monde. C’est peut-être à cela que la médiation invite à la fois les publics et le médiateur lui-même, qui est conduit à voir dans les pratiques quotidiennes des publics des pratiques culturelles légitimes.

Une spécificité à défendre sur le terrain des outils

Un tel cadre de pensée ne remet évidemment pas en question le fait qu’un projet doive s’inscrire dans le cadre d’une méthode de travail. Il serait absurde de prétendre lutter contre l’annexion du projet culturel par le langage managérial en revendiquant le fait de faire les choses n’importe comment, et ce n’est d’ailleurs pas la démarche mise en œuvre, par exemple, à la Scoop le Pavé, qui revendiquait le fait d’avoir une méthode de travail plutôt qu’une méthodologie de projet. Cette revendication d’une méthode de travail va de pair avec l’emploi du terme « outils ». On parle souvent des « outils de la médiation culturelle », et ce terme peut être entendu dans son acception la plus simple, la plus littérale : le travailleur en médiation culturelle est doté d’une boite à outils personnelle, dans laquelle il peut piocher au grès des situations, qu’il peut agrémenter de nouveaux outils, et dans laquelle se trouvent également des éléments de méthode de la gestion de projets, ainsi que des éléments critiques. L’ensemble de ces outils doit être manié à bon escient selon les situations, le public et les envies du médiateur lui-même.

Ma conclusion personnelle sur ce sujet est qu’il laisse place à plus de questions que de réponses. Ce n’est pas nécessairement un mal, considérant qu’une question bien posée est parfois plus féconde qu’une réponse malvenue. Il semble avant tout, au regard des réflexions avancées précédemment que le médiateur, quand il crée un projet culturel, et particulièrement dans le champ social, doit rester alerte, l’esprit en éveil. Il marche en effet régulièrement sur une ligne de crête. Devant à la fois prendre en compte les situations difficiles vécues par les publics, et éviter de réduire ces publics à leur précarité sociale, sa relation aux publics est le premier point d’importance dans sa pratique. L’autre point se situe dans la juste distance à tenir vis à vis des méthodologies de projet, et du discours managérial qu’elles peuvent amener avec elles, un discours qui s’accorde mal à la fois au champ social et au champ culturel. Dans ce cadre, un réinvestissement poétique du réel qu’il ne faut pas laisser aux seules mains des « tout-gestion » semble constituer un chemin stimulant, tant sur le plan des pratiques professionnelles que des perspectives intellectuelles.

6 BENJAMIN, W, op. cit., p. 303

 

3 Les Cahiers du Pavé n°1, « Le projet », p.8

4 CHOLLET, M, La tyrannie de la réalité, Editions Calmann-Lévy, 2004, Réed Gallimard 2019, Paris 5 In BENJAMIN, W. Œuvres III, Gallimard, folio Essais, 2000, pp. 269-316

Madeleine Séité Alazard – M1 MCA